En 1513, le voyageur qui entrait dans Paris par la Seine, en descendant le fleuve, découvrait sur sa droite, après l’embouchure du fossé de l’Arsenal, une île déserte, recouverte d’un pâturage, appelée l’île Louviers. S’il empruntait ensuite le bras de Seine qui isolait cette île et qui est aujourd’hui le boulevard Morland, il pouvait apercevoir sur le quai, côté ville, deux granges qui servaient à la fabrication de l’artillerie, et dont la construction avait été décidée l’année précédente par Louis XII.
Leur emplacement était stratégique. Elles étaient situées tout près de la muraille de Charles V, qui marquait les limites de la ville, et à cinq-cent mètres environ d’une des pièces maîtresses de cette muraille : la Bastille, une forteresse qui ouvrait la voie vers le fort de Vincennes où le roi pouvait trouver refuge en cas de révoltes populaires ou d’attaques des anglais.
Cependant, le terrain était la propriété des Célestins qui n’appréciaient pas trop de voir leurs champs empiétés de la sorte, et qui protestaient vivement. En 1547, Henri II résolut le litige en leur rachetant les terres. Il fit alors construire un monumental complexe militaire, avec des bâtiments dédiés à la fonte, d’autres au stockage, d’autres encore au logement des artilleurs…
Tout cela partit en fumée quelques années plus tard, en 1563, lors d’un incendie accidentel. Charles IX entreprit alors la reconstruction de l’ensemble et dès 1572, Arnaud Gontaut-Biron, grand maître de l’artillerie, put s’installer dans ses nouveaux locaux.
Le 13 novembre 1599, Sully, le conseiller d’Henri IV, reprit cette charge. Cependant, sa nouvelle résidence n’était pas à son goût. Elle avait été laissée dans un état déplorable par six années de siège de Paris. Il entreprit de gigantesques travaux lors desquels une partie des terrains environnants fut rachetée pour agrandir le complexe. Le logis des grands maîtres fut reconstruit en 1602 et prit la forme d’un long bâtiment rectangulaire ; c’est celui que l’on voit encore aujourd’hui entre le boulevard Morland et la rue de Sully. Ce bâtiment n’était pas qu’une résidence militaire. Il avait été aménagé de telle sorte qu’il pût accueillir si besoin des comédies ou des ballets. Sauval a décrit l’ensemble vers le milieu du XVIIème siècle, dans son Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris : « Entre plusieurs bâtiments qu'y fit faire Henri IV, on compte des magasins, une halle, une fonderie, et même un théâtre pour les bals, les ballets et les comédies. Son parterre étoit environné de loges arrondies en demi-circonférence, avec des escaliers pour y monter, les uns dérobés, les autres spacieux et tout commodes. Le grand lieu qu'il occupoit est encore sur pied, mais converti en un logement des plus magnifiques du Royaume. »
Henri IV venait souvent visiter Sully à l’Arsenal. Il projetait lui aussi de s’y faire aménager des appartements, mais sa mort, en 1610, interrompit ce projet.
Vers la fin du XVIIème siècle, on s’avisa du fait que les portes de Paris n’étaient plus vraiment menacées par les anglais ni par quiconque, et que la fonte d’armes dans un lieu si éloigné des zones où elles pouvaient être utiles, représentait un coût et une difficulté logistiques considérables. Les fonderies de L’Arsenal cessèrent alors de couler des armes, et le personnel affecté aux ateliers déserta les lieux. L’Arsenal fut reconverti en un lieu de retraite où les aristocrates avaient des sortes de datcha. Madame de Sévigné l’a fréquenté à cette époque.
De 1715 à 1724 de grands travaux modifièrent considérablement l’aspect de l’Arsenal. L’ancien logis des grands maîtres fut conservé, mais on doubla le bâtiment sur le côté sud, laissant disparaître son ancienne façade.
En 1756, le marquis de Pauly, nommé bailli d’épée de l’artillerie de France, investit les lieux. C’était un bibliophile passionné. Il y logea sa bibliothèque qu’il ne cessa de faire grandir. En 1785, il dut se résoudre à la vendre, tout en conservant l’usufruit, au comte d’Artois, futur Charles X. Celui-ci racheta également la bibliothèque du duc de la Vallière, qu’il adjoignit, à la première, à l’Arsenal, dans une aile nouvellement construite.
Lors de la Révolution le comte d’Artois fut dépossédé de ses propriétés. L’Arsenal et sa bibliothèque passèrent aux mains de l’Etat, qui l’ouvrit au public le 28 avril 1797 sous le nom de Bibliothèque nationale et publique de l’Arsenal.
Au début du XIXème siècle, de nombreuses démolitions réduisirent considérablement le domaine de l’Arsenal, et la rue de Sully fut ouverte.
En 1824, Charles Nodier y fut nommé bibliothécaire. Il s’installa dans un des appartements construits au début du XVIIIème siècle, et agrégés au logis des grands maîtres. Il y ouvrit un salon dans lequel il recevait l’élite du romantisme naissant, qui se constitua en cénacle. Ses convives nous ont laissé de nombreux témoignages, que nous citons parfois largement dans la suite de l’article. Libre au lecteur de papillonner à travers les lignes qui susciteront le plus son intérêt.
Dans ses Mémoires, Dumas évoque l’idée que l’Arsenal éveillait chez lui :
« Nodier […] m’ouvrit les portes de l’Arsenal. Et qu’on ne s’effraye pas du mot, qu’on ne croie pas qu’il s’agit de quelque collection d’armes, de quelque musée d’artillerie ; les portes de l’Arsenal, c’étaient les portes de la maison de Charles Nodier.
Tout le monde connaît ce grand bâtiment sombre faisant suite au quai des Célestins, adossé à la rue de Morland et dominant la rivière, que l’on appelle l’Arsenal !
C’est là que demeurait Nodier. »
Il énumère les habitués du salon :
« c’était de Vigny, qui, doutant de sa future transfiguration, daignait encore se mêler aux hommes ; de Musset, presque enfant, rêvant ses Contes d’Espagne et d’Italie ; c’étaient, enfin, Hugo et Lamartine, ces deux rois de la poésie, ces pacifiques Étéocle et Polynice de l’art, dont l’un portait le sceptre et l’autre la couronne de l’ode et de l’élégie. »
Il décrit l’ambiance :
« Revenons à ce salon où entraient successivement, au milieu d’une effusion de joie causée par leur vue, ceux-là que je viens de nommer. Si Nodier, en sortant de table, allait s’étendre dans son fauteuil à côté de la cheminée, c’est qu’il voulait, sybarite égoïste, savourer à son aise, en suivant un rêve quelconque de son imagination, ce moment de béatitude qui suit le café ; si, au contraire, faisant un effort pour rester debout, il allait s’adosser au chambranle de la cheminée, les mollets au feu, le dos à la glace, c’est qu’il allait conter. Alors, on souriait d’avance au récit prêt à sortir de cette bouche aux lignes fines, spirituelles et moqueuses ; alors, on se taisait ; alors, se déroulait une de ces charmantes histoires de sa jeunesse, qui semblent un roman de Longus ou une idylle de Théocrite. C’était à la fois Walter Scott et Perrault ; c’était le savant aux prises avec le poète ; c’était la mémoire en lutte avec l’imagination. Non seulement Nodier était amusant à entendre, mais encore il était charmant à voir : son long corps efflanqué, ses longs bras maigres, ses longues mains pâles, son long visage, plein d’une mélancolique sérénité, tout cela s’harmoniait, se fondait avec sa parole un peu traînante, et avec cet accent franc-comtois dont j’ai déjà parlé ; et, soit que Nodier eût entamé le récit d’une histoire d’amour, d’une bataille dans les plaines de la Vendée, d’un drame sur la place de la Révolution, d’une conspiration de Cadoudal ou d’Oudet, il fallait écouter presque sans souffle, tant l’art admirable du conteur savait tirer le suc de chaque chose – ceux qui entraient faisaient silence, saluaient de la main, et allaient s’asseoir dans un fauteuil, ou s’adosser contre le lambris ; et le récit finissait toujours trop tôt ; il finissait on ne savait pourquoi, car on comprenait que Nodier eût pu puiser éternellement dans cette bourse de Fortunatus qu’on appelle l’imagination. On n’applaudissait pas, on n’applaudit pas le murmure d’une rivière, le chant d’un oiseau, le parfum d’une fleur ; mais, le murmure éteint, le chant évanoui, le parfum évaporé, on écoutait, on attendait, on désirait encore ! Mais Nodier se laissait doucement glisser du chambranle de la cheminée sur son grand fauteuil ; il souriait, il se tournait vers Lamartine ou vers Hugo :
— Assez de prose comme cela, disait-il ; des vers, des vers, allons !
Et, sans se faire prier, l’un ou l’autre poète, de sa place, les mains appuyées au dossier d’un fauteuil, ou les épaules assurées contre le lambris, laissait tomber de sa bouche le flot harmonieux et pressé de sa poésie ; et, alors, toutes les têtes se retournaient, prenant une direction nouvelle, tous les esprits suivaient le vol de cette pensée qui, portée sur ses ailes d’aigle, jouait alternativement dans la brume des nuages, parmi les éclairs de la tempête, ou au milieu des rayonnements du soleil. Cette fois, on applaudissait ; puis, les applaudissements éteints, Marie allait se mettre à son piano, et une brillante fusée de notes s’élançait dans les airs. C’était le signal de la contredanse ; on rangeait chaises et fauteuils ; les joueurs se retranchaient dans les angles, et ceux qui, au lieu de danser, préféraient causer avec Marie, se glissaient dans l’alcôve. »
Il raconte l’arrivée de Musset au cénacle :
« Vers la fin de 1830 ou le commencement de 1831, nous fûmes conviés à une soirée chez Nodier. Un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans devait y lire quelques fragments d’un livre de poésie qu’il venait de faire imprimer. Ce jeune homme portait un nom alors à peu près inconnu dans les lettres [1], et pour la première fois ce nom allait être livré à la publicité. On ne manquait jamais à une convocation faite par notre cher Nodier et notre belle Marie. Tout le monde fut donc exact au rendez- vous. Par tout le monde, j’entends notre cercle ordinaire de l’arsenal : Lamartine, Hugo, de Vigny, Jules de Rességuier, Sainte-Beuve, Lefebvre, Taylor, les deux Johannot, Louis Boulanger, Jal, Laverdant, Bixio, Amaury Duval, Francis Wey, etc. ; puis une foule de jeunes filles, fleurs en bouton, devenues aujourd’hui de belles et bonnes mères de famille. Vers dix heures, un jeune homme de taille ordinaire, mince, blond, avec des moustaches naissantes, de longs cheveux bouclés rejetés en touffe d’un côté de la tête, un habit vert très serré à la taille, un pantalon de couleur claire, entra, affectant une grande désinvolture de manières qui n’était peut-être destinée qu’à cacher une timidité réelle. C’était notre poète. Parmi nous, peu le connaissaient personnellement, peu de vue, peu même de nom. On lui avait préparé une table, un verre d’eau, deux bougies. Il s’assit, et, autant que je puis me le rappeler, il lut, non pas sur un manuscrit, mais sur un livre imprimé. Dès le début, toute cette assemblée de poètes frissonna ; elle sentait qu’elle avait affaire à un poète. »
Musset lui-même évoque le cénacle dans une « Réponse à M. Charles Nodier » en vers :
[ Ta voix ] rappelle à ma pensée
Délassée
Tous les beaux jours, tout le printemps
Du bon temps ;
Lorsque, rassemblée sous ton aile
Paternelle,
Echappés de nos pensions,
Nous dansions,
Gais comme l’oiseau sur la branche,
Le dimanche,
Nous rendions parfois matinal
L’Arsenal.
[…]
Quelqu’un récitait quelque chose,
Vers ou prose,
Puis nous courions recommencer
A danser.
Chacun de nous, futur grand homme
Ou tout comme
Apprenait plus vite à t’aimer
Qu’à rimer.
Alors, dans la grande boutique
Romantique,
Chacun avait, maître ou garçon,
Sa chanson ;
Nous allions, brisant les pupitres
Et les vitres,
Et nous avions plume et grattoir
Au comptoir.
Hugo portait déjà dans l’âme
Notre-Dame
Et commençait à s’occuper
D’y grimper.
De Vigny chantait sur sa lyre
Ce beau sire
Qui mourut sans mettre à l’envers
Ses bas verts.
[…]
Sainte-Beuve faisant dans l’ombre
Douce et sombre
Pour un oeil noir, un blanc bonnet,
Un sonnet.
Et moi, de cet honneur insigne
Trop indigne,
Enfant par hasard adopté
Et gâté
Je brochais des ballades, l’une
A la Lune
L’autre à des yeux noirs et jaloux,
Andaloux.
Cher temps, plein de mélancolie,
De folie,
Dont il faut rendre à l’amitié
La moitié !
Pourquoi, sur ces flots où s’élance
L’Espérance,
Ne voit-on que le Souvenir
Revenir ?
[…]
Auguste Jal raconte également ces soirées dans ses Souvenirs d’un homme de lettres :
« Mais comment rappeler ces causeries vives, jamais choquantes, où toutes les causes étaient plaidées avec talent et conviction, sans qu’aucun des avocats eut le droit de se plaindre de la forme des discussions, et de l’issue du procès ? On rencontrait des adversaires chez Nodier, jamais d’ennemi ; les partis y conservaient leur force de raison, ils abdiquaient en y entrant leur aigreur et la violence de leur logique. C’est que Charles Nodier était le type de la bienveillance et que personne ne se fût permis d’être offensant pour un des hôtes de l’Arsenal, quand le maître du salon était obligeant pour tous. Dans les temps de la plus grande exaspération, lorsqu’il s’agissait de la vie ou de la mort pour la monarchie et la liberté, que l’art tentait des routes nouvelles et jetait le fanatisme dans quelques têtes passionnées, les soirées de l’Arsenal étaient remarquables par l’union qui ne cessa jamais de régner entre tous les visiteurs de cette maison ; et cpeendant, se trouvaient en présence Théodore Jouffroy, le philosophe, et Augustin Soulié de la Gazette de France, Victor Hugo et Ancelot, Alexandre Dumas et Alexandre Duval, Lamartine et l’académicien Auger, Eugène Delacroix et Alaux […]
Malheureusement, les lectures étaient trop rares, car ce ne furent d’abord que Lamartine et Hugo qui prirent la parole […]
Plus tard, on y entendit Alfred de Musset lire ses Contes d’Espagne.
A propos du poème de Musset cité plus haut, Jal indique :
« Musset était loin de nommer tous les hôtes de l’Arsenal, et s’il plaisantait sur l’oeuvre de ceux qu’il nommait, sans s’excepter lui-même, il en oubliait des meilleurs que j’ai vus écoutés, moins en poète que lui.
C’était d’abord Balzac […] A ses débuts, l’auteur de la Peau de chagrin causait dans ce salon de littérature avec originalité, et de cuisine avec l’imagination d’un homme qui, faute de moyens et pour ne pas perdre de temps, préparait lui-même le lundi et le jeudi la nourriture de toute la semaine. »
Sous le Second Empire, le lieu connut ses dernières transformations majeures. La plupart des bâtiments entourant le logis des grands maîtres furent rasés, la façade de la rue de Sully fut reconstruite, et un pavillon d’entrée, d’inspiration néo-classique fut adjointe au bâtiment. Il s’agit de l’actuelle entrée principale.
Aujourd’hui la bibliothèque de l’Arsenal est un des établissements de la bibliothèque nationale de France.
Notes :
[[1] En réalité, Musset était déjà familier du cercle littéraire qui gravitait autour de Hugo. Son meilleur ami, Paul Foucher, qu’il avait rencontré sur les bancs du lycée Henri IV et qui était le beau-frère de l’auteur des Misérables, lui en avait ouvert les portes. Il n’était pas non plus un nouveau venu à l’Arsenal. Cet évènement reste toutefois une de ses premières « prestations littéraires ». Notons par ailleurs qu’à cette époque, il devait plutôt avoir vingt ou vingt-et-un ans.