Le Paris des Grands Hommes

Le Paris de Rimbaud : 1ère partie

Le Paris rêvé (mai 1870 - août 1871)

12 MAI 2019

Rimbaud était né en 1854 à Charleville, une petite ville de dix-mille habitants, située dans les Ardennes, à près de deux-cent kilomètres de Paris.

 

Charleville avait quelques charmes. Si on remontait la rue Napoléon, où naquit le poète, on rencontrait une vaste place ducale, taillée sur le même modèle que la place des Vosges de Paris, avec ses maisons en brique et ses toits d’ardoise. Si on poursuivait tout droit, on découvrait, sur la Meuse, un moulin à l’aspect vénérable, qui avait été construit en 1622, et qui fonctionnait encore au temps de Rimbaud. De là, on voyait le fleuve serpenter bucoliquement autour du Mont-Olympe, que couronnait un belvédère.

 

Sur un esprit pétri de romantisme, la ville aurait sans doute jeté une impression charmante. Mais le temps n’était plus à l’adoration béate de la nature. Les poètes avaient repoussé le lyrisme de Lamartine et de Hugo, et se gaussaient des formules mièvres qu’il avait pu engendrer. Ses vallons, ses lacs, ses charmilles, louangés à l’excès ne leur disaient plus rien qui vaille. Or, Rimbaud, à quinze ans - ou au début de ses quinze ans -, était un poète de son temps ; il avait épousé le Parnasse de coeur, et en avait suivi les attraits et les répulsions. Dès lors, le moulin de Charleville et la Meuse n’avaient pas de quoi lui tirer des vers. Au contraire, la ruralité dans laquelle il grandissait l’exaspérait, et son dégoût de la ville apparaît comme un leitmotiv de sa correspondance de jeunesse [1].

 

C’était vers Paris qu’il tournait ses regards. A lire ses vers, on devine que la capitale était d’abord, par la densité de son histoire, et par son omniprésence dans les romans, une source de visions énorme pour le poète. C’était « la cité sainte assise à l’occident » avec ses « boulevards qu’un soir comblèrent les Barbares. » [2]. C’était aussi la ville où fermentaient les révoltes, et Rimbaud, à cet âge, suivait avec attention l’agitation parisienne, et voulait en faire partie. C’était enfin le lieu où le monde poétique tenait ses assises, c’était dans ses cafés, que les parnassiens rimaient et se querellaient, et c’était de ses imprimeries que partaient leurs oeuvres, que le jeune poète dévorait au fond de sa province. C’était le monde qu’il croyait être le sien, et dont il se sentait injustement mis à l’écart.

 

Le 24 mai 1870, il écrivit une lettre à Banville, dont la démesure de la prétention était égale à celle de son talent. Il demandait pour les vers qu’il y joignait une place dans la prochaine revue : « Vous me rendriez fou de joie et d’espérance, si vous vouliez, cher Maître, faire faire à la pièce Credo in unam une petite place entre les Parnassiens… », « Cher maître, à moi : Levez-moi un peu : je suis jeune : tendez-moi la main... »  Il y avait là trois poèmes, 174 vers, qui font aujourd’hui l’orgueil de notre littérature. Pourtant « le cher maître » ne répondit pas…

 

Cette porte restée fermée, ce n’était rien qui pût abattre l’ambition du poète. Il avait prophétisé dans la lettre :  « Dans deux ans, dans un an peut-être, je serai à Paris. — Anch’io [moi aussi], messieurs du journal, je serai Parnassien ! » Un ou deux ans ? C’était sous-estimer l’empire de sa propre volonté. Le 29 août 1870, soit seulement trois mois plus tard, à la faveur d’une promenade familiale dans une prairie ardennaise, le jeune poète prétexta qu’il avait oublié un livre à la maison, qu’il allait le récupérer, et qu’il serait bientôt de retour. Sa pauvre mère attendit des heures dans l’angoisse ; il ne revint pas ; c’était une fugue ; il avait pris le train pour Paris, tout seul, muni de quelques sous. L’escapade fut cependant bien courte. A son arrivée en gare du Nord, il présenta un billet non valide. Incapable de payer l’amende, il fut saisi et jeté dans la prison de Mazas.

 

Mazas avait été construit de 1845 à 1850, sur la rive droite, face au pont d’Austerlitz, dans un quartier nouveau, décrit par Victor Hugo, dans Les Misérables :

 

« Le point de Paris […] situé entre le faubourg Saint-Antoine et la Râpée, est un de ceux qu’ont transformés de fond en comble les travaux récents, enlaidissements selon les uns, transfiguration selon les autres. Les cultures, les chantiers et les vieilles bâtisses se sont effacés. Il y a là aujourd’hui de grandes rues toutes neuves, des arènes, des cirques, des hippodromes,  [les arènes nationales de la place de la Bastille remplissaient toutes ces fonctions] des embarcadères de chemin de fer [gare de Lyon], une prison, Mazas ; le progrès, comme on voit, avec son correctif. »

 

La prison accueillait des détenus de droit commun. On y tabassait les nouveaux arrivants, rituel auquel n’a pas dû échapper Rimbaud. Il est possible qu’il y ait aussi été victime d’un viol de la part de ses camarades de détention.

 

Son professeur Izambard, vint le chercher après deux semaines, et paya sa dette. Il nous a rapporté les mots qu’ils s’échangèrent :

 

« - Bref, vous avez vu Paris, lui dis-je.

- Mal ! à travers le grillage du panier à salade.

- Et vous avez eu l’heur d’assister sur place à une révolution.

- Ouais ! entre les quatre murs de ma cellule.

- Rien de plus suggestif qu’un mur, a dit Victor Hugo, à plus forte raison quatre murs… derrière lesquels il se passe quelque chose… Et vous avez acclamé la République.

- Oh ! je n’étais pas très en train. » [2]

 

Il fallut rentrer à Charleville ;  sa mère l’y attendait le bras levé ;  il reçut « une pile monstre » [3] d’après le témoignage de ce même professeur, qui, assailli lui-même – verbalement – par le courroux maternel, dut fuir la scène.

 

Ces épreuves n’affaiblirent en rien la résolution du poète. En octobre 1870, il fit une deuxième fugue. A cette époque la capitale était sous siège prussien et difficile d’accès, alors il opta pour la Belgique, et y resta moins d’un mois. Le 24 ou 25 février 1871, une troisième fugue le ramena à Paris. Cette fois, averti des inconvénients de voyager clandestinement, il eut soin de payer son trajet, après avoir vendu sa montre en argent.

 

Espérant établir des liens dans le milieu littéraire, il traîna la où traînaient les poètes. Une des adresses fétiches des parnassiens était alors la librairie Lemerre, située à l’actuel 47, passage Choiseul. Son directeur, Alphonse Lemerre, était aussi éditeur. En 1866, c’était lui qui avait publié les Poèmes Saturniens de Verlaine. Rimbaud a évoqué le lieu dans une lettre à Paul Démény du 17 avril 1871 : « J’ai vu quelques nouveautés chez Lemerre : deux poèmes de Leconte de Lisle, Le Sacre de Paris, Le Soir d’une bataille. — De F. Coppée : Lettre d’un Mobile breton. — Mendès : Colère d’un Franc-tireur. — A. Theuriet : L’invasion. A. Lacaussade : Voe victoribus. — Des poèmes de Félix Franck, d’Émile Bergerat. — Un Siège de Paris, fort volume de Claretie. » L’établissement n’a fermé qu’en 1965.

 

Il passa aussi à la librairie Artistique, co-dirigée par son ami et destinataire de son premier recueil de poèmes, Paul Démény. Elle était située à l’actuelle 18, rue Bonaparte.

 

Il tenta de s’introduire chez des personnalités du monde des arts. Il sonna en particulier à l’adresse du caricaturiste André Gill, au 13, boulevard  Saint-Germain. Il se présenta comme poète et expliqua sa situation. André Gill, paternel et ému devant cet enfant, ne put que lui glisser une pièce de dix francs dans la poche et lui conseiller de retourner dans sa province. Le bâtiment qu’il habitait a disparu.

 

Cette nouvelle équipée parisienne ne fut pas plus favorable au poète que la première.  Il passa ces jours dans une grande misère, selon son ami d’enfance Ernest Delahaye : « Rimbaud passe une huitaine crevant de faim, couchant dans des bateaux à charbons, mangeant les détritus de salades et légumes jetés par les fruitiers ; il a acheté un hareng, et en mange un petit bout tous les jours. » [4]

 

N’ayant rien obtenu, et à bout de fatigue, il dut se résoudre à reprendre le chemin de Charleville. Paris encore une fois lui avait fermé ses portes. Mais cela n’avait entamé en rien, ni son amour pour la capitale, ni sa volonté de s’y tailler la place qui lui revenait. Le 28 août 1871, dans une lettre à Paul Démény, il écrivait encore : « Je veux travailler libre : mais à Paris que j’aime. »

 

Un mois plus tard, il entra avec éclat dans le monde lettré parisien. Nous le raconterons dans un prochain article.

 

Retrouvez le parcours de Rimbaud à Paris sur l’application Le Paris des Grands Hommes

Giorgi Bakhia

Notes :

[1] On cite ici quelques extraits des lettres de Rimbaud, où il est question de Charleville et des Ardennes :

« ma ville natale est supérieurement idiote entre les petites villes de province. » (25 août 1870).

« Eh bien ! j’ai tenu ma promesse [de rester à Charleville ]. Je meurs, je me décompose dans la platitude, dans la mauvaiseté, dans la grisaille. » (2 novembre 1870).

« Cette benoîte population gesticule, prudhommesquement spadassine. » (25 août 1870).

« Cette inqualifiable contrée ardennaise » (28 août 1871).
[2] L'orgie parisienne ou Paris se repeuple, Poésies 1870-1871.
[3] Rimbaud tel que je l'ai connu, Georges Izambard, Le Mercure de France, 1947.
[4] Rimbaud. L'artiste et l'être moral, Ernest Delahaye, éditions Albert Messein, 1923.