Le Paris des Grands Hommes

La Closerie des Lilas

Le diable, les chartreux et les grisettes

29 AVRIL 2019

Vers 998, Robert le Pieux, qui venait de succéder à son père, Hugues Capet, à la tête du royaume des francs, fit construire un palais dans les environs de Paris. L’emplacement choisi était un vallon situé vers l’actuelle avenue de l’Observatoire, et qui était désigné sous le nom de Vauvert, c’est à dire le val vert.

 

En ce temps, Paris n’avait encore que timidement enjambé la Seine : les murailles, construites par les carolingiens, s’arrêtaient au « petit pont » qui reliait l’île de la cité à la rive gauche, de sorte que le château Vauvert paraissait bien éloigné aux parisiens d’alors.

 

Les héritiers laissèrent le bâtiment à l’abandon. Il se délabra et ses salons ne furent plus occupés que par des bandes de voyous, qui venaient y trouver un refuge contre l’autorité royale. Le lieu devint sinistre. D’étranges bruits coururent à son sujet. On disait que le diable y avait fixé sa demeure.

 

Au XIIIème siècle, Saint-Louis décida de remédier à l’infamie qui y régnait. Il installa dans le château et dans ses dépendances, un ordre religieux très austère appelé les Chartreux, dont la première mission fut d’exorciser les lieux.

 

Pendant cinq siècles, les Chartreux prospérèrent. Ils construisirent de nombreux bâtiments, dont leur chapelle principale sur l’emplacement de l’actuel lycée Montaigne, ils cultivèrent une pépinière renommée pour la qualité de ses fruits, ils se firent remarquer par l’hospitalité qu’ils offraient aux pauvres, et par divers actes de bienfaisance.

 

En 1790, la Révolution sonna le glas des établissements religieux ; il fallut fermer les portes. Les moines furent chassés, les murs vendus, puis démolis. Le consulat et l’Empire firent éclater le domaine en le perçant de nombreuses rues. Il en résulta des terrains non lotis, ça et là.

 

Le coin sud-est de l’ancien domaine, resta pendant de longues années un lieu désert. Balzac l’a évoqué dans Ferragus en 1833 : « [Il] était venu se mêler depuis quelques jours parmi la population sage et recueillie qui, lorsque le ciel est beau, meuble infailliblement l’espace enfermé entre la grille sud du Luxembourg et la grille nord de l’Observatoire, espace sans genre, espace neutre dans Paris. En effet, là, Paris n’est plus ; et là, Paris est encore. Ce lieu tient à la fois de la place, de la rue, du boulevard, de la fortification, du jardin, de l’avenue, de la route, de la province, de la capitale ; certes, il y a de tout cela ; mais ce n’est rien de tout cela : c’est un désert. »

 

C’est sur cet espace, face à l’actuelle avenue Georges Bernanos, où s’élève un bâtiment du CROUS, qu’un nommé Carnaud ouvrit, en 1838, un établissement de danse dont le nom évoquait la présence, déjà oubliée, des anciens propriétaires : la Chartreuse.

 

A cette époque, le bal le plus prestigieux de Paris était le Mabille, sur l’avenue Montaigne ;  on y croisait le monde des ambassades et des hôtels particuliers. Après lui, il y avait des bals qui savaient être à la fois élégants et populaires. Aux premiers rangs de ceux-là : le Prado, sur l’île de la Cité, ouvert l’hiver, et la Grande Chaumière sur le boulevard de Montparnasse, ouvert l’été. C’était là-bas qu’étaient définies les tendances nationales en matière de danse.

 

La Chartreuse était beaucoup moins chic que ses rivales. Elle accueillait ceux dont la modestie des moyens fermait les portes des autres établissements.  Privat d’Anglemont la décrit ainsi dans un opuscule :  « Là, la mise décente n’était pas du tout de rigueur, on y venait comme on voulait, ou plutôt comme on pouvait ; les femmes en bonnet ou coiffées en cheveux faute d’autres atours, et les hommes en vareuses. C’était bien, par ma foi, le bal le plus original de Paris. Il avait une physionomie à lui, physionomie étrange, bizarre et même un peu burlesque, mais enfin elle existait. » [1]

 

En 1847, Bullier, qui avait été serveur à la Grande Chaumière, s’offrit la Chartreuse. Il y apporta quelques pieds de lilas et le goût du luxe. Deux ingrédients qui donnèrent à l’établissement son nouveau nom et sa nouvelle réputation. Ce qui était désormais la Closerie des Lilas connut un essor tel que la Grande Chaumière, dépeuplée, dut fermer en 1853.

 

La Closerie des Lilas, devint un haut lieu de la vie parisienne. Delvau en donne une description, en 1867, dans Les Plaisirs de Paris : « Le public n'est pas précisément le même que celui de la Chartreuse, son aïeule. On y voit toujours des étudiants […] mais on y voit aussi des gandins, de petits messieurs de Vestoncourt, étudiants, ou non étudiants, qui y viennent parce qu'ils sont assurés d'y rencontrer, déguisées en grisettes d'opéra-comique, les divinités qui s'amusent, à leur demander dans d'autres bals parisiens, le secret de leur porte-monnaie ! »

 

Dans les années 1860, à la sortie des cours de l'académie Gleyre, au 71 rue de Vaugirard, le peintre Bazille, séduit par la peinture de Renoir, se présenta à lui, et, puisqu'ils allaient dans la même direction, lui proposa de faire un bout de chemin ensemble. Ils s’arrêtèrent à la Closerie pour prendre un verre. Par la suite, ils prirent l'habitude de s’y retrouver, en compagnie d'abord de Sisley, puis de Monet et de Pissarro.

 

Le 12 juillet 1863, les Goncourt notèrent dans leur Journal, à propos de la Closerie: « Là, seulement on retrouve le type physique de la femme de Gavarni, la petite souris de Paris. Là, du vrai rire, de la bonne gaîté, et du brouhaha, et des femmes qui demandent aux passants des épingles pour se rajuster, et des musiques d’orchestre reprises joyeusement en chœur par les danseurs, et des étudiants qui, comme pourboire, donnent une poignée de main aux garçons. »

 

Le 2 avril 1872, Verlaine y écrivit une lettre à Rimbaud dont voici un extrait :

 

« Merci pour ta bonne lettre ! Le petit garçon accepte la juste fessée, l’ami des crapauds retire tout, — et n’ayant jamais abandonné ton martyre, y pense, si possible — avec plus de ferveur et de joie encore, sais-tu bien, Rimbe.

 

C’est ça, aime-moi, protège et donne confiance. Étant très faible, j’ai très besoin de bontés. Et de même que je ne t’emmiellerai plus avec mes petit-garçonnades, aussi n’emmerderai-je plus notre vénéré Prêtre de tout ça, — et promets-lui pour bientissimot une vraie lettre, avec dessins et autres belles goguenettes.»

 

Le nom de l’établissement, malgré la poésie qu’elle dégage, ne gagna pas durablement les esprits. On disait plutôt qu’on allait « chez Bullier » ou au « bal Bullier ». Ces deux dénominations supplantèrent progressivement l’ancienne.

 

En 1883, face au Bullier, donc, un modeste estaminet fut inauguré. Il empruntait le nom que son voisin avait cessé de porter : la Closerie des Lilas, nom qu’il a su, pour sa part, conserver jusqu’à aujourd’hui.

 

La nouvelle Closerie des Lilas ne rentra dans l’histoire qu’au début du XXème siècle, au moment où Paul Fort, consacré « prince des poètes » y établit son quartier général. Avec ses amis, Apollinaire et André Salmon il y forma un club littéraire et y attira tout ce que Paris comptait d’artistes talentueux. La vie artistique parisienne eut désormais deux pôles  : Montmartre et Montparnasse. Apollinaire a évoqué cette évolution dans Paris-Journal, en juin 1914 :

 

« Montparnasse, d'ores et déjà, remplace Montmartre. Alpinisme pour alpinisme, c'est toujours la montagne, l'art sur les sommets.

 

Les rapins ne sont plus à leur aise dans le Montmartre moderne, difficile à gravir, plein de faux artistes, d'industriels fantaisistes et de fumeurs d'opium à la flan.

 

A Montparnasse, au contraire, on trouve maintenant les vrais artistes habillés à l'américaine. »

 

Le 2 juillet 1925, les surréalistes y organisèrent un banquet en l'honneur de Saint-Paul Roux, lors duquel avaient été conviés des représentants du Mercure de France, dont la romancière Rachilde. Celle-ci affirma qu'un français ne devait pas se marier avec un allemand. Or Max Ernst, présent au banquet, était allemand et avait épousé une française. Les surréalistes ressentirent comme un affront collectif, la pique dirigée contre un des leurs. Ils s'indignèrent ; les cris succèdèrent à l'indignation, et les coups aux cris. Philippe Soupault s'aggripa à un lustre, et tâcha de balayer avec ses pieds les importuns du Mercure de France, Michel Leiris cria à la fenêtre « vive l'Allemagne », une foule se rassembla devant le café, Aragon interpella par la fenêtre cette foule, la police intervint, les plus agités furent embarqués.

 

Dans Paris est une fête, Hemingway donne une description du café dans les années 1920 : « Il n’était pas de plus bon café proche de chez nous que la Closerie des Lilas, quand nous vivions l’appartement situé au-dessus de la scierie, 113, rue Notre-Dame des Champs, et c’était l’un des meilleurs cafés de Paris. Il y faisait chaud, l’hiver ; au printemps et en automne, la terrasse était très agréable, à l’ombre des arbres, du côté du jardin et de la statue du maréchal Ney, et il y avait aussi de bonnes tables sous la grande tente, le long du boulevard. » Il avait l’habitude de s’y installer pour écrire. Parfois, il y rencontrait Ezra Pound ou Fitzgerald.

 

La Closerie des Lilas perdit un peu de son prestige dans les années 1930. Elle fut délaissée par les artistes au profit du Dôme ou du Select. Le Bullier, quant à lui, ferma en 1935, à l’issue d’un lent déclin.

Giorgi Bakhia

Notes :

[1] La Closerie des lilas : quadrille en prose, Privat d'Anglemont, 1848