Au début du XVIème siècle, l’empereur du Saint Empire Romain Germanique, Maximilien Ier, issu de la maison des Habsbourg, était un des plus puissants souverains d’Europe. Il avait rebâti la puissance des Habsbourg, renforcé l’appareil administratif et militaire allemand, et avait assuré à sa descendance, par un jeu d’alliances matrimoniales, un héritage territorial immense.
Son fils, Philippe le beau était mort avant lui, en laissant toutefois cinq enfants dont l’ainé des mâles était Charles de Habsbourg, le futur Charles Quint. Celui-ci devait hériter de la couronne de Naples, de Sicile de Jérusalem et d’Espagne. Précisons qu’en ce temps là, l’Espagne, ne se limitait pas à la péninsule ibérique ; elle avait ajouté à son domaine la moitié du Nouveau Monde, avec tout l’or et les pierres précieuses qu’il renfermait. Charles était donc un légataire comblé. Mais au milieu de toutes ces dignités promises, il en manquait une, peut-être la plus précieuse : le trône impérial.
Qu’était-ce que ce trône ? C’était la souveraineté sur le Saint Empire Romain Germanique, un état qui, d’après le mot de Voltaire n’était « ni saint, ni romain, ni empire ». Sa sainteté, les perversités de ses dignitaires l’avaient dès longtemps démentie. Sa romanité, elle n’était qu’anecdotique ; l’Empire était né des débris de celui de Charlemagne, qui lui-même avait voulu bâtir le sien sur ceux de l’Empire Romain, imaginant se faire ainsi le successeur des Trajans, des Antonins et des Marc-Aurèles. Son impérialité, elle se brisait sur le mur des indépendantismes : c’était une nébuleuse d’électorats, de duchés, de margraviats, de landgraviats, de comtés, etc., sur lesquels l’autorité fédérale était diversement reconnue. Mais le trône conférait à son titulaire une autorité morale et religieuse gigantesque ; il en faisait le défenseur armé de la chrétienté dans le monde, et le plaçait à hauteur du pape.
Le titre n’était pas héréditaire mais électif, et tous les dignitaires chrétiens pouvaient prétendre à la succession.
La Bulle d’or promulguée par l’empereur Charles IV en 1356 précisait les conditions d’accession à la dignité. L’empereur était élu par un collège électoral composé de sept électeurs : les archevêques de Cologne, de Mayence et de Trèves, le roi de Bohême, le Comte palatin du Rhin, le Margrave de Brandebourg et le duc de Saxe. Celui qui serait élu, devait remporter au moins quatre suffrages. La puissance des électeurs était bâtie sur de multiples réseaux de pouvoir. Il ne s’agissait pas seulement de les convaincre eux, il fallait également convaincre tous ceux qui pouvaient exercer leur influence sur eux.
L’élection se faisait à la mort du précédent titulaire. Maximilien Ier avait tenté de rompre cet ordre des événements. Il voulait de son vivant assurer à son petit-fils, Charles de Habsbourg, le gouvernement de l’Empire. Mais les électeurs temporisèrent ; ils avaient trop à gagner à laisser se développer les convoitises impériales parmi les souverains d’Europe…
Plusieurs candidats se déclarèrent. D’abord, Charles de Habsbourg, naturellement. Ensuite, le roi de France, François Ier, le roi d’Angleterre, Henri VIII, et enfin l’électeur de Saxe, Frédéric III.
Ce n’était pas la première fois qu’un prince de France se présentait. En 1308, le frère cadet du roi Philippe le Bel, Charles de Valois, avait caressé l’idée de devenir empereur. L’affaire avait même été en bonne voie. Mais son rival, Henri de Luxembourg avait lui aussi un frère important, et dont la dignité lui était plus à-propos dans la perspective du trône : il siégeait parmi les électeurs. Ce frère sut habilement manoeuvrer au bénéfice de sa famille, et au détriment de la maison des Valois - qui devait assez bien s’en remettre, puisque Charles de Valois était un ancêtre commun de François Ier et de Charles Quint.
Deux siècles plus tard, François Ier semblait mieux placé pour l’accession au trône. L’électeur de Saxe et Henri VIII, faute de soutiens ou d’ambition, s’étaient désistés. Il ne restait plus que lui et Charles de Habsbourg. Le roi de France ne craignait pas son rival, parce que, disait-il, il avait moins d’or que lui, et chacun savait que la réussite électorale était avant toute chose une question de finance et d’art de corrompre.
C’est que les électeurs rivalisaient d’avarice ; ils promettaient leurs voix à celui qui les alimenterait le plus en or et en engagements divers : mariages prestigieux pour leur famille, pacte de protection militaire en cas de territoire attaqué, etc. Et comme, à chaque sac d’or envoyé par l’un des candidats, l’autre répliquait par des sacs encore plus gros, les électeurs donnaient et retiraient leurs engagements à l’un et à l’autre parti à une vitesse confondante.
D’enchère en surenchère, de revirement en revirement, le margrave de Brandenbourg avait ainsi obtenu de François Ier la main de la fille du défunt Louis XII, la princesse Renée, avec une dot de 175 000 écus d’or, payée comptant avant les élections. C’était considérable. Et le roi, anticipant de nouvelles prétentions de la part du margrave, avait prévenu ses ambassadeurs : « Je veux qu’on soule de toutes choses le marquis [1] » ; la parcimonie était proscrite.
Regardons aussi le cas du comte palatin du Rhin : moins scrupuleux que les autres, il n’hésitait pas à conclure des pactes avec les deux partis au même moment. En avril 1519, il promettait aux envoyés de Charles de Habsbourg contre pensions, dons d’or et autres avantages, de défendre sa candidature. Un mois tard, recevant les hommes de François Ier, il formulait, contre des avantages du même acabit, la même promesse.
Le duc de Saxe était indigné des procédés de ses camarades. Il fut l’auteur de cette remarque : « Plût à Dieu qu’une corne poussât au front des princes qui se livrent à un pareil trafic ! On pourrait alors les reconnaître. »
Le chancelier Antoine Duprat voyait lui aussi d’un mauvais oeil toutes ces tractations. Alors qu’il avait préconisé à François Ier d’appuyer son entreprise par la mise en avant de ses mérites plutôt que « par force et par dons », le roi lui répondit : « Si nous avions à besogner à gens vertueux ou ayant l’ombre de vertus, votre expédient seroit très honneste ; mais en temps qui court de présent, qui en veult avoir, soit papauté, ou empire, ou aultre chose, il y fault venir par les moyens de don et force. [2] »
François Ier décida cependant de faire circuler en Allemagne un manifeste, en manière de prospectus de marketing électoral, d’une modestie légendaire : « Il est jeune et à la fleur de l’âge, libéral, magnanime, expérimenté et habile à la guerre…un gros royaume où il est aimé et obéi tellement qu’il en tire ce qu’il veut… des ports et havres tant sur la Méditerranée que sur l’océan, avec navires équipés et armés. Il a bonne paix avec tous ses voisins, en sorte qu’il pourra employer au service de Dieu et de la foi sa personne et tout sans avoir sans que nul le détourne et que rien l’empêche. »
Le roi mettait aussi régulièrement en avant sa volonté de faire barrage aux turcs, dont l’expansion rapide inquiétait l’occident. Il avait dit ainsi à l’ambassadeur d’Henri VIII, auquel il demandait son soutien à sa candidature : « Trois ans après l’élection, je jure que je serai à Constantinople ou que je serai mort. [3] » Constantinople étant aux mains des turcs, c’était promettre de les bouter hors d’Europe et de rendre les terres byzantines à la chrétienté. Ironie de l’histoire : il serait le premier souverain chrétien à signer un pacte avec le Grand Turc.
Maximilien Ier mourut le 12 janvier 1519. La diète électorale se réunit le 18 juin de la même année pour décider du nom de son successeur.
A ce moment rien n’était joué. On scrutait avec attention le comportement du comte palatin qui, comme on l’a dit, avait donné sa parole aux deux candidats, et dont la décision pouvait provoquer un renversement dans l’assemblée.
Mais François Ier avait commis une erreur, six ans auparavant, qui lui retombait dessus tragiquement. Durant l’année 1513, un marchand allemand était en conflit avec des marchands milanais qui refusaient de le payer. Il porta l’affaire devant Franz de Sickingen, une sorte de condottiere très puissant. Sickingen consentit à le dédommager ; il envoya des soldats aux milanais, afin de leur imposer, manu militari, le paiement. Ceux-ci n’eurent pas d’autre choix que d’obtempérer. Mais ils allèrent se plaindre auprès de François Ier des procédés auxquels ils avaient été soumis. Le roi de France décida de sanctionner Sickingen en lui retirant sa pension. Terrible décision. Il s’aliénait par là un chef de troupes redouté.
Maximilien Ier, de son côté, avait flairé la nécessité de faire de cet homme un ami. Il écrivit à son petit-fils en 1518 : « Touchant Franz de Sickingen, il nous semble bien fait de le bien entretenir avec pension et aultrement. Nous l’avons aussi attiré à nous, car nous savons qu’il peut faire grand service à nous deux. [4] » Et Sickingen embrassa le parti des Habsbourg.
Lors de la diète de 1519, Sickingen amena ses troupes armées, au nombre de 20 000 hommes, aux environs de Francfort, où se déroulaient les débats. C’était une démonstration de force. Il menaçait de sa puissance les électeurs rétifs à faire élire Charles de Habsbourg.
L’ambassadeur de François Ier, Bonnivet, tenta de désamorcer les inquiétudes que cela était susceptible de susciter chez le comte palatin : « Il ne faut pas que la peur que l’on vous fait de brûler et ruiner votre pays vous induise à changer d’opinion, car je vous offre d’aller, dès cette heure, vous servir en personne avec sept ou huit mille lansquenetz, que j’ai tout prêts, et huit cents chevaux, de faire marcher incontinent l’armée du roi qui est sur la frontière d’Allemagne et la plus puissante qu’on ait vue de longtemps. [5] »
Mais l’affaire semblait sensiblement compromise pour François Ier. Même le pape Léon X, qui avait ardemment soutenu sa candidature, se ravisa. Il avait bien senti que la balance penchait désormais en faveur de Charles, et il craignait que l’opiniâtreté de son opposition à son élection, provoquât à l’avenir des conflits malheureux entre l’empereur et la papauté.
Constatant la partie perdue d’avance, le camp français revit sa stratégie ; il ne s’agissait plus de faire élire François Ier, mais n’importe qui, pourvu que ce ne fût pas Charles. Le roi de France envoya une missive à Bonnivet en ce sens, mais celui-ci, très entreprenant, avait déjà pris les devants : il commença à soutenir la candidature de l’archevêque de Mayence puis du duc de Saxe. C’est que les français n’ignoraient pas que Charles, élu empereur, ferait tout pour leur amputer leur duché italien de Milan.
Au terme de vives discussions, malgré tout l’or du royaume de France, et tout le talent de ses ambassadeurs, Charles fut élu empereur à l’unanimité le 28 juin 1519 sous le nom de Charles Quint.
Ainsi s’est achevé le premier épisode de leur rivalité. Leurs discordes allaient désormais se déployer, pendant trois décennies, sur les champs de bataille d’Italie.
Notes :
[1] Lettre à ses ambassadeurs, le 30 mars 1519.
[2] Dépêche du roi, le 7 février 1519.
[3] Lettre de Thomas Boylen au cardinal Wolsey, le 28 février 1518.
[4] Lettre de Maximilien à Charles Quint, le 24 mai 1518.
[5] Lettre de Bonnivet au comte Palatin, le 24 juin 1519.