En 1308, le roi de France, Philippe le Bel, fit l’acquisition de la tour de Nesle. Elle se dressait sur la rive gauche de la Seine, en regard de la « tour du coin » qui était attenante au Louvre. Ces tours soeurs, pièces clés de la muraille de Paris érigée par Philippe Auguste, contrôlaient l’accès fluvial à la ville par l’ouest.
Mais à cette époque les parisiens n’étaient pas inquiétés par ce qui pouvait surgir aux frontières. Les révoltes flamandes ayant été matées, et les anglais vaincus, les français jouissaient d’une période de paix, et le roi, déjà vieux à quarante ans, ses aïeux capétiens n’ayant guère dépassé les soixante ans, se préoccupait essentiellement de préparer sa succession.
De 1305 à 1308, il maria successivement ses quatre enfants. Louis X, l’ainé, à Marguerite de Bourgogne, Philippe de Poitiers, le cadet, à Jeanne de Bourgogne, Charles de la Marche, le dernier des enfants mâles, à Blanche de Bourgogne, Isabelle, la benjamine, au roi d’Angleterre, Edouard II.
Les princesses de France, épouses de Louis, Philippe et Charles, avaient beaucoup de choses en commun. Jeanne et Blanche étaient soeurs, et toutes deux étaient cousines de Marguerite. Elles avaient à peu près le même âge, et un même sort étouffait la gaieté de leurs jeunesses dans les salons austères du pouvoir capétien.
Or, parmi les gentilshommes qui habitaient la cour à cette époque, il y avait deux jeunes chevaliers sans fortune, beaux et frivoles, et frères l’un de l’autre. L’ainé, Gauthier d’Aunay était attaché au service de Philippe de Poitiers, tandis que du cadet, Philippe d’Aunay, on sait seulement qu’il était de la maison d’un des trois princes. Ils entreprirent d’exercer leurs charmes auprès des princesses : Philippe auprès de Marguerite, Gauthier auprès de Blanche. Elles se laissèrent séduire, et se livrèrent à l’emportement de la passion. Pendant trois ans, selon le continuateur de Guillaume de Nangis, les amants exercèrent leurs plaisirs. Jeanne, elle, ne participait pas, mais savait tout. Entremetteuse, elle faisait son possible pour couvrir le secret de ces dangereuses liaisons.
Où cela s’était-il passé ? La chronique se contente de dire : « en plusieurs lieux », et rien ne permet d’assurer que la tour de Nesle en faisait partie. Mais celle-ci avait été l’objet, d’une légende, dont on trouve chez Villon, au XVème siècle, le premier témoignage, et selon laquelle, une princesse, du haut de la tour, attirait à elle des passants, leur faisait l’amour, puis les précipitait cruellement dans la Seine. Il est probable que la légende ne soit que le pli que la tradition orale a imprimé à l’histoire vraie des brus du roi. Marque de la morale médiévale : les princesses sont métamorphosées en une infâme tentatrice, et la sexualité devient l’aliment moteur de son crime. Quoiqu’il en soit, la légende et la chronique se trouvent aujourd’hui étroitement mêlées au souvenir de l’édifice.
Revenons à la chronique. En avril 1314, la reine Isabelle d’Angleterre, fille de Philippe le Bel, séjournait en France ; elle devait régler quelques affaires diplomatiques. Elle n’a pas manqué d’y remarquer les frères d’Aunay que précédait leur réputation de coureurs de jupons, et qui plastronnaient en élégante tenue parmi les seigneurs de la cour. Elle distingua, pendant à leurs ceintures, d’après le récit de Jean d’Outremeuse, des bourses d’excellente facture, les mêmes qu’elle avait offertes à ses belles soeurs. Alarmée, elle prévint le roi. Une enquête fut diligentée, et les chevaliers, après avoir été interrogés sous la torture, reconnurent les faits.
Philippe le Bel fut anéanti. Son existence avait été gouvernée par une immense piété inspirée de l’exemple de son grand-père, Saint-Louis. C’était un chrétien fervent et un mari modèle. Il avait étouffé dans son coeur la luxure, éloigné de lui tous les vices de la chair. Et voilà que ces vices lui revenaient en plein visage sous la forme de princesses libertines, ébranlant, ridiculisant la monarchie qu’il avait tant oeuvrer à consolider, jetant un discrédit sur son autorité et sur celles de ses héritiers, mettant en doute la pureté de la dynastie : car Jeanne de Navarre, la fille de Louis X et de Marguerite, était-elle bien de sang royal ? Cela n’était plus assuré.
Les frères d’Aunay, qui n’avaient pu s’échapper, voyaient leur monde s’écrouler. Sous les ailes bienveillantes des princesses, ils auraient pu espérer un avenir immense ; s’élever aux meilleures positions, pourquoi pas devenir comtes ou marquis ? Tout s’effondrait. La justice les agrippait, le châtiment était terrible. Nous laissons ici parler le chroniqueur : « expiant par un genre de mort et un supplice ignominieux un si infâme forfait, ils furent à la vue de tous écorchés tout vivant sur la place publique. On leur coupa les parties viriles et génitales, et leur tranchant la tête, on les traîna au gibet public où, dépouillés de toute leur peau, ils furent pendus par les épaules et les jointures des bras. » (continuateur de Guillaume de Nangis).
Pour Marguerite et Blanche, c’en était fini à jamais de toute romance. Leurs jolies visages, loin du sein de leurs amoureux tués, devaient traîner dans la poussière des cachots. Elles furent jetées dans le fort de Château-Gaillard, dans des cellules séparées. Marguerite fut soumise aux dernières rigueurs. Son corps fut rongé par la faim, le froid et la vermine. Elle mourut en moins d’un an. Blanche fut mieux traitée, sans doute grâce aux manoeuvres de sa mère, Mathilde d’Artois. Après sept ans d’emprisonnement, elle fut libérée et décida de finir ses jours au cloître. Son mari obtint la validation du divorce par le pape en 1322. Elle mourut en 1326. Pour ce qui est de Jeanne, qui n’avait fait que favoriser les ébats des autres, elle fut acquittée par le Parlement et devint reine de France comme épouse de Philippe de Poitiers, devenu Philippe V, de 1316 à 1322. Elle mourut en 1330.
La tour de Nesle a été démolie en 1665. A son emplacement, on trouve aujourd’hui l’extrémité sud du Pont des Arts.
Sources :
Chronique de Guillaume de Nangis et de ses continuateurs.
Ly Myreur des Histors de Jean d'Outremeuse.
Chronique Métrique de Geffroi de Paris.
Philippe le Bel, Georges Minois, 2014.