En 1607, après trente-et-un ans de travaux, le Pont-Neuf fut enfin achevé et Henri IV, suivi d’une nombreuse escorte, en fit la traversée inaugurale.
Le monument offrait une commodité remarquable aux parisiens. D’abord, c’était le premier pont de Paris dégarni de maisons : pour la première fois, les parisiens pouvaient contempler la Seine en la traversant. Ensuite, ses trottoirs larges, bien séparés de la circulation, assuraient la sécurité des promeneurs.
Il ne tarda pas à être parcouru, tout au long du jour, par d’immenses foules de badauds. Cette affluence attira les saltimbanques, les arracheurs de dents, les vendeurs d’orviétan et tout le folklore des vieux métiers de Paris.
Dans ce folklore du Pont-Neuf, on vit apparaître, quelque part dans la première moitié du XVIIème siècle, des vendeurs à l’étalage de livres usés. C’est eux qu’on appela dès le milieu du XVIIIème siècle, les bouquinistes, et c’est eux dont il est question dans cet article.
Si on en croit Baluze, qui écrivit en 1697 un Plaidoyer en faveur des bouquinistes, on trouvait sur leurs étalages, à côté de rebuts de librairies, d’excellents livres à bon marché :
« Aux estallages, on trouvoit des petits traitez singuliers qu’on ne connoist pas bien souvent, d’autres qu’on connoist […] et qu’on n’achète que parce qu’ils sont à bon marché, et enfin de vieilles éditions d’anciens auteurs qu’on treuve à bon marché »
Son avis ne semble pas partagé par Boileau, qui, dans sa Neuvième Satire (1667), souligne la décrépitude de ces ouvrages :
« Vous pourriez voir un temps vos écrits estimés
Courir de main en main, par la ville semés,
Puis de là, tout poudreux, ignorés sur la terre,
Suivre chez l’épicier Neuf-Germain et la Serre, [deux auteurs considérés comme médiocres]
Ou de trente feuillets, réduits peut-être à neuf,
Parer, demi-rongés, les rebords du Pont-Neuf. »
Furetière les évoque dans son Roman Bourgeois (1666), comme des livres de troisième catégorie, attirant surtout les bibliophiles snobs :
« [ il ] allait sur le Pont-Neuf chercher les livres les plus frippés, dont la couverture était la plus déchirée, qui avaient le plus d’oreilles, et tels livres étaient ceux qu’il croyait de la plus haute antiquité »
Quoi qu’il en soit l’activité des bouquinistes fleurit, jusqu’à inquiéter les propriétaires des grandes librairies parisiennes. Ceux-ci machinèrent auprès du Parlement, et obtinrent d’eux, en 1649, un arrêt proclamant leur interdiction. Le prétexte mis en avant était d’ordre moral : on leur reprochait de faire circuler des livres avilissants. A ce moment, ils étaient, d’après le chiffre donné par Guy Patin, une cinquantaine sur le Pont-Neuf [1]. Ils furent tous progressivement expulsés.
Cependant, dès les années 1670, ils investirent de nouveau le pont et s’étendirent sur les quais, au mépris du Parlement et de la librairie.
Le Suédois Georges Wallin qui a visité Paris en 1720 et 1721, a témoigné de la vogue de leur industrie à cette époque :
« Lorsque j’arrivai à Paris, il y avait encore une quatrième espèce de libraires assez plaisants et qui ne manquaient jamais d’acheteurs. Sur des tables, sur des planches, placées dans la rue, étaient étalés des livres de toute espèce et le marchand invitait à haute voix les passants à les voir et à les acheter. J’ai encore dans les oreilles ces mots, que j’ai entendu si souvent répéter toute part : « Bon marché ! quatre sols, cinq sols la pièce ! Allons ! vite ! Toutes sortes de livres curieux » (en français dans le texte). J’étais stupéfait qu’on pût vendre à si vil prix, des livres souvent très rares et très bien conditionnés. »
Mais la monarchie s’inquiéta de la recrudescence des libelles et des pamphlets hostiles au pouvoir et à la religion. Afin d’empêcher cette prolifération, elle décida, en octobre 1721, dans une ordonnance aux termes sévères, d’interdir la vente de livres à l’étalage. On ignore si la mesure intimida les intéressés. Elle n’eut en tout cas pas d’effets durables, puisque le Parlement dut encore, à partir de 1756, multiplier les arrêts, en vain, pour étouffer l’activité.
En 1781, Mercier, dans son Tableau de Paris, souligne à quel point l’industrie était plus que jamais florissante :
« On lit certainement dix fois plus à Paris qu’on ne lisait il y a cent ans, si l’on considère cette multitude de petits libraires, qui, retranchés dans des échoppes au coin des rues, et quelquefois en plein vent, revendent les livres vieux ou quelques brochures nouvelles qui se succèdent sans interruption… Ces détailleurs vendent souvent les livres nouvellement défendus, mais ils se gardent de les étaler ; ils vous les présentent derrière les ais de leur échoppe. »
La Révolution française fit encore fructifier leur négoce. A leurs lots habituels s’ajoutèrent les débris de bibliothèques d’aristocrates émigrés, de suspects guillotinés et de couvents expropriés. C’était tout un tas de livres souvent rares ou précieusement enluminés, sur lesquels, on devinait parfois les armoiries des précédents propriétaires, grossièrement grattées [2]. Les bibliophiles ne manquèrent pas pour écouler toute cette marchandise, comme en atteste, encore une fois Mercier, en 1798, dans son Nouveau Paris, suite du précédent ouvrage :
« Les rebords des quais sont couverts de livres ; il y en a encore plus que de marchands de gâteaux ; il faut qu’on lise prodigieusement, car partout vous ne voyez que les brochures étaléees. Il y a des libraires sur roulettes qui s’enfuient quand il pleut et qui reviennent dès que le soleil reparaît. »
En 1801, dans Paris à la fin du XVIIIème siècle, J.B. Pujoult fait le même constat :
« Jamais la science et la littérature n’ont été à si bon marché ; cependant la classe pauvre lit beaucoup, depuis que la classe riche ne veut ou ne peut pas lire.
« A un sou la pièce !… A deux sous la pièce ! voilà le cri le plus répété sur le boulevard Montmartre et le quai du Louvre ; mais que croyez-vous que le marchand annonce ? Des petits gâteaux ! - Non, ce sont des livres. »
A cette époque, il s’est trouvé des collectionneurs instruits, qui, au prix de quelques sous dépensés sur les quais, purent se bâtir ou compléter de prestigieuses bibliothèques personnelles. Ce fut notamment le cas de Viollet-le-Duc père, dont la bibliothèque était la principale curiosité du salon qu’il animait dans les années 1820 [3].
A partir du Consulat, les bouquinistes cessèrent d’être sérieusement inquiétés. Il y eut bien quelques ordonnances, en 1822 et 1829, visant à contrôler la provenance de leurs marchandises, et quelques discussions, sous le Second Empire, pour les déloger, mais aucune décision de justice ne vint menacer leur présence. Ils profitèrent par ailleurs des travaux du premier Empire, qui, en réaménageant trois kilomètres de quais, leur offrit des parapets, sur lesquels ils pouvaient commodément étaler leurs marchandises.
En 1840, Charles Nodier se plaint de ce que leurs étalages ne proposent plus que de vulgaires ouvrages soumis aux lois d’une mode éphémère. Il évoque avec nostalgie les heureuses trouvailles qu’on pouvait y faire, pour quelques sous, au début du siècle :
« Avez-vous entendu parler de cet exemplaire de l'Imitation de Jésus-Christ que Rousseau demandait en 1765 à son ami M. Dupeyrou, qu'il annotait, qu'il ornait de sa signature, et dont un des feuillets se trouve marqué d'une pervenche sèche, la vraie pervenche, la pervenche originale que Rousseau avait recueillie la même année sous les buissons des Charmettes? M de Latour est possesseur de ce bijou de modeste apparence qui ne serait par surpayé au poids de l’or, et qui lui a coûté 75 centimes. »
En 1893, il y avait, d’après le décompte d’Octave Uzanne, près de 156 bouquinistes. Il souligne, dans Bouquinistes et Bouquineurs, à quel point ils ont proliféré :
« Depuis dix ans, les quais sont absolument encombrés ; il n’existe plus une seule place sur la rive gauche entre le Pont-Royal et le pont Notre-Dame, et déjà, la rive droite possède quelques étalagistes sur ses parapets, qui jusqu’alors n’avaient point été masqués par aucune bibliothèqe portative. »
Dans les années 1920, Hemingway était heureux de trouver des livres américains à des prix dérisoires chez une bouquiniste du quai de la Tournelle. Celle-ci, suspicieuse quant à la valeur de ces ouvrages, cherchait à s’en débarrasser rapidement, comme en témoigne le dialogue suivant, qu’il a rapporté dans Paris est une fête :
« - Est-ce que ça vaut quelque chose ? me demanda-t-elle un jour, après que nous fûmes devenus amis.
- Il y en a parfois de bons.
- Comment savoir lesquels ?
- Je ne le sais qu’après les avoir lus.
- C’est une sorte de pari, quand même. Et combien de gens peuvent lire l’anglais ?
- Gardez-les-moi et laissez-moi les parcourir.
- Non, je ne peux pas vous les garder. Vous ne venez pas assez régulièrement. […] Il faut que je les vende aussi vite que je peux. S’ils ne valent rien, personne ne peut encore le savoir. Mais s’il arrive qu’ils ne vaillent vraiment rien, je ne pourrai plus jamais les vendre.
- Comment savez-vous qu’un livre français a de la valeur ?
- D’abord, il y a les images. Ensuite la qualité des images. Puis la reliure. Si le livre est bon, le propriétaire l’a fait relier comme il faut. Tous les livres anglais sont reliés et mal reliés. Il est impossible de savoir ce qu’ils valent. »
Aujourd’hui, ils sont plus de deux-cents à se partager les quais de Seine. Cependant, les livres font de moins en moins recette, et tendent à se raréfier sur les étals, sous la masse des photographies, des estampes, des cartes postales ou des souvenirs.
Notes :
[1] Correspondance de Guy Patin, 1650 : « Il y a ici un plaisant procès entre les libraires. Le syndic a obtenu un nouvel arrêt, après environ trente autres, par lequel il est défendu qui que ce soit de vendre ni d'étaler des livre sur le Pont-Neuf. Il l'a fait publier et a fait quitter ce Pont-Neuf à environ cinquante libraires [...]. »
[2] Mémoires d'un bibliophie, Tenant de Latour, 1861.
[3] Etienne Delécluze, Souvenirs de soixante années.